Boris Vian
a saisi quelque chose du drame de notre modernité quand il chantait la complainte du progrès : « Autrefois
pour faire sa cour / On parlait d'amour / Pour mieux prouver son ardeur / On
offrait son cœur / Maintenant c'est plus pareil / Ça change ça change / Pour
séduire le cher ange / On lui glisse à l'oreille / Ah Gudule, viens
m'embrasser, et je te donnerai... / Un frigidaire, un joli scooter, un atomixer
/ Et du Dunlopillo / Une cuisinière, avec un four en verre / Des tas de
couverts et des pelles à gâteau! / Une tourniquette pour faire la vinaigrette /
Un bel aérateur pour bouffer les odeurs / Des draps qui chauffent / Un pistolet
à gaufres / Un avion pour deux... / Et nous serons heureux! »
Nous, ou du
moins la plupart d’entre nous, avons tout, ou en tous cas beaucoup plus que ce
que Vian pouvait imaginer, mais sommes-nous heureux ? Il arrive bien souvent
que ce tout se révèle vide ou fort creux. Jung relevait déjà que la majorité de
ses patients, quand ils étaient dans la seconde moitié de la vie, souffraient
surtout de vide existentiel. Ce dernier a pris dans nos pays développés des proportions
épidémiques et ne concerne plus seulement la population en maturation. Paule
Lebrun, fondatrice de l’école Ho Rites de Passage dont je suis un des diplômés
de la première heure, en donne un portrait saisissant : « Las Vegas a le plus haut taux de suicide
d’adolescents de toute l’Amérique. J’imagine un de ces kids de 16 ans en train
de fumer un joint de pot avec ses chums, un peu en dehors de la ville : il
regarde cette cité clignotante et se sent sur la planète Mars. Son âme est en
train de mourir de faim, sans qu’il le sache. D’ailleurs, il ne sait pas ce
qu’est une âme. Il se sent juste un peu bizarre : il ne sait pas s’il veut
mourir ou continuer. »
Pour les cultures chamaniques, cette
hésitation entre mourir et continuer est précisément le symptôme d’une perte
d’âme. Dans notre société, ce vide a toutefois une fonction économique car tout
est bon pour tenter de le combler, et en particulier la consommation effrénée de
biens et de divertissements, quand il ne s’agit pas d’alcool, de médicaments ou
de drogues. Mais c’est là un puits sans fond dans lequel, si on n’y prend pas
garde, on risque de tomber, par exemple en dépression. À force de fuir le vide
en nous, les réveils sont douloureux : voilà en effet qu’il nous cerne. Du
point de vue de l’âme, c’est enfin une bonne nouvelle pour peu que nous osions lui
faire face, à ce vide, et descendre dans ses profondeurs. Il existe quantité
d’outils pour nous y aider, parmi lesquels d'innombrables méthodes de psychothérapie, des techniques de méditation, des rituels et rites de passage, grâce auxquels l’âme affamée va pouvoir commencer à se sustenter.
Mais s’agissant de comprendre ce qu’est une âme, il semble que la psychologie
de Jung soit encore à ce jour irremplaçable.
Il faut préciser que la conception que Jung
avait de la psychologie a peu à voir avec la discipline scientifique expérimentale
et rationnelle aujourd’hui enseignée dans nos universités. Celle-ci s’intéresse
surtout au cerveau, aux comportements et aux pathologies mentales tandis que
Jung insistait sur la connaissance de l’âme. Il se s’agissait pas là d’une
formule poétique recouvrant une conception matérialiste de la psyché mais bien
au contraire, c’est la notion de psyché qui était ainsi élargie à un mystère.
Le terme même de psyché renvoie dans l’esprit de Jung à l’histoire d’une
héroïne de la mythologie grecque qui était si belle qu’Aphrodite en a conçu une
mortelle jalousie. Elle a envoyé son fils Éros la perdre mais celui-ci est
tombé amoureux de Psyché et l’a soustrait à la vengeance de la déesse
contre la promesse qu’elle ne chercherait pas à voir le visage de l’amant qui
la visitait chaque nuit. Elle a trahi cette promesse et le dieu s’est enfui.
Psyché a dès lors parcouru un chemin semé d’embuches et d’épreuves imposées par
Aphrodite avant de finalement retrouver Éros et d’être divinisée en tant que
son épouse. Cette histoire nous enseigne deux choses. La première, c’est que
l’âme et l’amour sont intimement liés. D’ailleurs, ils ont une fille qui s’appelle
Volupté. La seconde, c’est que l’âme est faillible, mais que son destin est
d’accéder au domaine des dieux, de s’unir à l’amour. Pour cela, elle doit en
particulier descendre aux Enfers pour obtenir de la reine des lieux un secret
de beauté destiné à la déesse. C’est justement la fonction de la psychologie
des profondeurs que de l’y aider.
Avec Jung, l’âme est donc réintroduite dans la
psychologie sans perdre ses lettres de noblesse ni être soumise à la torture
d’un lit de Procuste. C’est un terme qui nous vient du vocabulaire
philosophique et religieux, pour qui elle désignait ce qui en nous ne meurt
pas, ou perdure au-delà de la mort. On peut voir ici encore une allusion à
l’amour. Pour Jung, et au grand dam de Freud qui voulait ériger un barrage
contre « les flots noirs de l’occulte », l’âme ne saurait être
amputée d’une dimension spirituelle. C’est ainsi qu’il a écrit dans Psychologie
et Alchimie que « l’âme est à Dieu ce que l’œil est au soleil ». Or
Jung ne faisait pas dans la métaphysique ni la théologie. Quand il parlait de
Dieu, il évoquait l’image de Dieu qu’on trouve au centre de la psyché, fut-elle
celle d’un athée qui nourrit nécessairement une conception du divin pour
pouvoir le nier. Jung ne croyait pas en Dieu ; à une question sur ce
sujet, il répondit de façon un peu provocante qu’il n’avait pas besoin de
croire, il savait. En cela, il ne faisait pas une profession de foi mais
affirmait son expérience de la gnose, un mode de connaissance direct qu’il a renommé
« objectivité psychique ». De ce point de vue, la question est moins
celle, insoluble, de l’existence de Dieu que celle de l’expérience de l’âme,
c’est-à-dire d’un organe pour pénétrer le mystère du sens de l’existence.
L’âme a beaucoup souffert en Occident d’une
conception héroïque de la spiritualité qui l’a crucifiée à un idéal de
perfection niant le corps, la sexualité, la nature et finalement le féminin de
l’âme. Or elle est d’abord nature, notre nature. Pour paraphraser la belle
définition de Jung, on pourrait dire que l’âme est non seulement l’œil qui
contemple le soleil intérieur mais aussi le paysage qu’il éclaire, tout en
sommets élevés et vallées profondes, avec des abimes vertigineux. Et si
l’ascension des sommets renvoie symboliquement aux élans conquérants des
hauteurs spirituelles, l’ombrage des vallées évoque la recherche d’une intimité
avec soi-même, et par là, avec la nature toute entière, avec l’univers. Plutôt
que la recherche d’une perfection idéale, Jung a proposé l’accomplissement de
la plénitude de l’âme, la réunion de ces sommets qui invitent les Anges avec les
profondeurs sensibles d’où émerge une vie toujours renouvelée, dans une
non-dualité qui reflète l’antique sagesse : « ce qui est en haut est
comme ce qui est en bas… ».
Il est à noter enfin qu’il est faux de dire que nous
avons une âme alors que c’est en fait elle qui nous possède, c’est à elle que
nous appartenons. De même, Jung faisait remarquer que l’âme n’est pas dans un
corps mais que le corps est dans l’âme, il en est la manifestation visible. Inutile
de chercher à la voir sous un microscope : la psyché est tissé d’images, disait
James Hillman. Elle est ce qui nous anime et nous vivifie, quitte à nous
emberlificoter dans des illusions, à nous faire trébucher. Hors de toute
métaphysique donc, l’âme est finalement ce qui aime en nous, et c’est en cela
qu’elle est immortelle. Elle a ses propres lois, qui n’ont rien à voir avec la
rationalité et l’ordre marchand qui ne connait d’autre valeur que celle qui est
cotée en Bourse. Il n’est que le Diable pour croire qu’on puisse l’acheter ou
la vendre. C’est pourquoi une des plus belles figurations symboliques des
rapports de l’homme à l’âme demeure le lien d’amour courtois qui unit le
chevalier à la Dame qui inspire sa quête. Jung était de ces nobles cœurs qui ont
osé l’aventure de la longue route dans un tel esprit de chevalerie. Il savait
en effet où se trouve la plus haute valeur, ainsi qu’en témoignent ses mots,
qui proposent en filigrane un antidote à la désespérance moderne : « Dès
lors, je me mis au service de l’âme. Je l’ai aimée, je l’ai haïe, mais elle
était ma plus grande richesse. Me vouer à l’âme fut la seule possibilité
de vivre mon existence comme une relative totalité et de la supporter. »
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