samedi 21 décembre 2013

Madame l'âme

Boris Vian a saisi quelque chose du drame de notre modernité quand il chantait la complainte du progrès : « Autrefois pour faire sa cour / On parlait d'amour / Pour mieux prouver son ardeur / On offrait son cœur / Maintenant c'est plus pareil / Ça change ça change / Pour séduire le cher ange / On lui glisse à l'oreille / Ah Gudule, viens m'embrasser, et je te donnerai... / Un frigidaire, un joli scooter, un atomixer / Et du Dunlopillo / Une cuisinière, avec un four en verre / Des tas de couverts et des pelles à gâteau! / Une tourniquette pour faire la vinaigrette / Un bel aérateur pour bouffer les odeurs / Des draps qui chauffent / Un pistolet à gaufres / Un avion pour deux... / Et nous serons heureux! » 

Nous, ou du moins la plupart d’entre nous, avons tout, ou en tous cas beaucoup plus que ce que Vian pouvait imaginer, mais sommes-nous heureux ? Il arrive bien souvent que ce tout se révèle vide ou fort creux. Jung relevait déjà que la majorité de ses patients, quand ils étaient dans la seconde moitié de la vie, souffraient surtout de vide existentiel. Ce dernier a pris dans nos pays développés des proportions épidémiques et ne concerne plus seulement la population en maturation. Paule Lebrun, fondatrice de l’école Ho Rites de Passage dont je suis un des diplômés de la première heure, en donne un portrait saisissant : « Las Vegas a le plus haut taux de suicide d’adolescents de toute l’Amérique. J’imagine un de ces kids de 16 ans en train de fumer un joint de pot avec ses chums, un peu en dehors de la ville : il regarde cette cité clignotante et se sent sur la planète Mars. Son âme est en train de mourir de faim, sans qu’il le sache. D’ailleurs, il ne sait pas ce qu’est une âme. Il se sent juste un peu bizarre : il ne sait pas s’il veut mourir ou continuer. »

Pour les cultures chamaniques, cette hésitation entre mourir et continuer est précisément le symptôme d’une perte d’âme. Dans notre société, ce vide a toutefois une fonction économique car tout est bon pour tenter de le combler, et en particulier la consommation effrénée de biens et de divertissements, quand il ne s’agit pas d’alcool, de médicaments ou de drogues. Mais c’est là un puits sans fond dans lequel, si on n’y prend pas garde, on risque de tomber, par exemple en dépression. À force de fuir le vide en nous, les réveils sont douloureux : voilà en effet qu’il nous cerne. Du point de vue de l’âme, c’est enfin une bonne nouvelle pour peu que nous osions lui faire face, à ce vide, et descendre dans ses profondeurs. Il existe quantité d’outils pour nous y aider, parmi lesquels d'innombrables méthodes de psychothérapie, des techniques de méditation, des rituels et rites de passage, grâce auxquels l’âme affamée va pouvoir commencer à se sustenter. Mais s’agissant de comprendre ce qu’est une âme, il semble que la psychologie de Jung soit encore à ce jour irremplaçable.

Il faut préciser que la conception que Jung avait de la psychologie a peu à voir avec la discipline scientifique expérimentale et rationnelle aujourd’hui enseignée dans nos universités. Celle-ci s’intéresse surtout au cerveau, aux comportements et aux pathologies mentales tandis que Jung insistait sur la connaissance de l’âme. Il se s’agissait pas là d’une formule poétique recouvrant une conception matérialiste de la psyché mais bien au contraire, c’est la notion de psyché qui était ainsi élargie à un mystère. Le terme même de psyché renvoie dans l’esprit de Jung à l’histoire d’une héroïne de la mythologie grecque qui était si belle qu’Aphrodite en a conçu une mortelle jalousie. Elle a envoyé son fils Éros la perdre mais celui-ci est tombé amoureux de Psyché et l’a soustrait à la vengeance de la déesse contre la promesse qu’elle ne chercherait pas à voir le visage de l’amant qui la visitait chaque nuit. Elle a trahi cette promesse et le dieu s’est enfui. Psyché a dès lors parcouru un chemin semé d’embuches et d’épreuves imposées par Aphrodite avant de finalement retrouver Éros et d’être divinisée en tant que son épouse. Cette histoire nous enseigne deux choses. La première, c’est que l’âme et l’amour sont intimement liés. D’ailleurs, ils ont une fille qui s’appelle Volupté. La seconde, c’est que l’âme est faillible, mais que son destin est d’accéder au domaine des dieux, de s’unir à l’amour. Pour cela, elle doit en particulier descendre aux Enfers pour obtenir de la reine des lieux un secret de beauté destiné à la déesse. C’est justement la fonction de la psychologie des profondeurs que de l’y aider.

Avec Jung, l’âme est donc réintroduite dans la psychologie sans perdre ses lettres de noblesse ni être soumise à la torture d’un lit de Procuste. C’est un terme qui nous vient du vocabulaire philosophique et religieux, pour qui elle désignait ce qui en nous ne meurt pas, ou perdure au-delà de la mort. On peut voir ici encore une allusion à l’amour. Pour Jung, et au grand dam de Freud qui voulait ériger un barrage contre « les flots noirs de l’occulte », l’âme ne saurait être amputée d’une dimension spirituelle. C’est ainsi qu’il a écrit dans Psychologie et Alchimie que « l’âme est à Dieu ce que l’œil est au soleil ». Or Jung ne faisait pas dans la métaphysique ni la théologie. Quand il parlait de Dieu, il évoquait l’image de Dieu qu’on trouve au centre de la psyché, fut-elle celle d’un athée qui nourrit nécessairement une conception du divin pour pouvoir le nier. Jung ne croyait pas en Dieu ; à une question sur ce sujet, il répondit de façon un peu provocante qu’il n’avait pas besoin de croire, il savait. En cela, il ne faisait pas une profession de foi mais affirmait son expérience de la gnose, un mode de connaissance direct qu’il a renommé « objectivité psychique ». De ce point de vue, la question est moins celle, insoluble, de l’existence de Dieu que celle de l’expérience de l’âme, c’est-à-dire d’un organe pour pénétrer le mystère du sens de l’existence.

L’âme a beaucoup souffert en Occident d’une conception héroïque de la spiritualité qui l’a crucifiée à un idéal de perfection niant le corps, la sexualité, la nature et finalement le féminin de l’âme. Or elle est d’abord nature, notre nature. Pour paraphraser la belle définition de Jung, on pourrait dire que l’âme est non seulement l’œil qui contemple le soleil intérieur mais aussi le paysage qu’il éclaire, tout en sommets élevés et vallées profondes, avec des abimes vertigineux. Et si l’ascension des sommets renvoie symboliquement aux élans conquérants des hauteurs spirituelles, l’ombrage des vallées évoque la recherche d’une intimité avec soi-même, et par là, avec la nature toute entière, avec l’univers. Plutôt que la recherche d’une perfection idéale, Jung a proposé l’accomplissement de la plénitude de l’âme, la réunion de ces sommets qui invitent les Anges avec les profondeurs sensibles d’où émerge une vie toujours renouvelée, dans une non-dualité qui reflète l’antique sagesse : « ce qui est en haut est comme ce qui est en bas… ». 

Il est à noter enfin qu’il est faux de dire que nous avons une âme alors que c’est en fait elle qui nous possède, c’est à elle que nous appartenons. De même, Jung faisait remarquer que l’âme n’est pas dans un corps mais que le corps est dans l’âme, il en est la manifestation visible. Inutile de chercher à la voir sous un microscope : la psyché est tissé d’images, disait James Hillman. Elle est ce qui nous anime et nous vivifie, quitte à nous emberlificoter dans des illusions, à nous faire trébucher. Hors de toute métaphysique donc, l’âme est finalement ce qui aime en nous, et c’est en cela qu’elle est immortelle. Elle a ses propres lois, qui n’ont rien à voir avec la rationalité et l’ordre marchand qui ne connait d’autre valeur que celle qui est cotée en Bourse. Il n’est que le Diable pour croire qu’on puisse l’acheter ou la vendre. C’est pourquoi une des plus belles figurations symboliques des rapports de l’homme à l’âme demeure le lien d’amour courtois qui unit le chevalier à la Dame qui inspire sa quête. Jung était de ces nobles cœurs qui ont osé l’aventure de la longue route dans un tel esprit de chevalerie. Il savait en effet où se trouve la plus haute valeur, ainsi qu’en témoignent ses mots, qui proposent en filigrane un antidote à la désespérance moderne : « Dès lors, je me mis au service de l’âme. Je l’ai aimée, je l’ai haïe, mais elle était ma plus grande richesse. Me vouer à l’âme fut la seule possibilité de vivre mon existence comme une relative totalité et de la supporter. »

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