jeudi 3 août 2017

C'est arrivé

Toutes les formes d’exploration de l’inconscient m’intéressent. Parmi celles-ci, outre l’écoute des rêves, j’aime particulièrement l’écriture de fictions. Il faut comprendre que tous les moyens sont bons[1] : la  musique, la peinture ou la danse offrent par exemple des accès remarquables au mouvement intérieur des images, encore que les pratiques corporelles posent le problème de la fixation, c’est-à-dire de la mémorisation d’événements intérieurs particulièrement volatiles, fugitifs. Je me suis ouvert à différentes techniques et je n’en exclue aucune mais c’est l’écriture que je privilégie pour ma part. Le livre La fiction qui guérit de James Hillman, qui montre que l’approche psychologique a vu le jour dans l’écriture des romans, et mes recherches sur le pouvoir guérissant des histoires, m’ont convaincu qu’il y a là, au moins pour moi, une voie royale. À la différence de Jung qui se défendait d’une anima qui lui suggérait qu’il était poète, j’endosse dans mon écriture autant la dimension littéraire que celle de l’imagination active. J’y inclus aussi la pratique méditative proposée par Natalie Goldberg dans son maître livre Writing down the bones, qui m’a ouvert bien des portes. Je n’analyse pas mes textes car ils sont finalement écrits pour le plaisir, mais je cherche en les écrivant à me mettre au service d’une image ou d’une idée qui cherchent à prendre forme sous ma plume, comme un rêve qui réclame de se déployer en conscience.

Sacrifiant aujourd’hui à la légèreté estivale qui incite à reposer l’esprit, je vous propose donc la lecture d’une nouvelle de ma composition qui raconte un rêve et ce faisant, présente une des idées fondamentales qui sous-tend "la voie du rêve". Il doit bien être entendu que, bien sûr, ce qui est raconté ici n’est arrivé à personne…


C’est arrivé


C’est arrivé. Il ne sait pas quoi. Il ne sait pas comment. Il n’y a pas de mots pour décrire cela. Il tourne pensivement la cuillère dans son café, sur lequel tombe un rayon de soleil printanier. Il a plu tout à l’heure et l’odeur de terre mouillée flotte dans l’air, l’envahit tout entier. Une mouche se pose sur la table, semble hésiter sur la conduite à tenir. Il porte sa main à sa poche pour prendre un petit cigarillo avant de se souvenir qu’il ne fume plus. Un souffle de vent lui caresse le visage. Une fille en jupe courte passe sur la rue avec de gros écouteurs sur les oreilles, elle semble danser en marchant. Il la suit un court moment du regard avant de revenir au fil de ses pensées, qui ne sont plus vraiment ses pensées, c’est seulement un flot d’images qui le traverse. Qui ça, « le » ? Il sourit. Qui pourrait comprendre ? Il rêvait, et voilà qu’il ne rêve plus : il a les yeux ouverts sur la réalité de l’existence. Il l’a toujours su sans le savoir. Ah, ah, c’est cela donc, le fameux inconscient ! Ce que l’on ne sait pas qu’on sait, mais qu’on sait tout de même, qu’on ne saurait ne pas savoir. L’ignorance était un rêve, il rêvait qu’il dormait…

C’est un rêve, justement, qui l’a tiré du sommeil. Un rêve étrange, tellement vivace qu’il était plus réel que le réel. Est-ce ce que les tibétains appellent un rêve de clarté ? La réponse fuse en même temps que la question; elles se mélangent, s’embrassent et s’interpénètrent, jouissent ensemble avant de disparaître. Que c’est bien trouvé comme expression : rêve de clarté ! oui c’est cela, il a été inondé de clarté. Le rêve s’est évaporé, la clarté demeure. Dans ce rêve, il se défaisait de tout. Tout ce qu’il a été, tout ce qui a fait son univers. Quelle légèreté ! il prend une petite gorgée de café. L’amertume dans sa bouche l’aide à s’ancrer ici, maintenant, et se déploie. Il y a tout un monde dans une gorgée de café. Il se remémore le rêve, lentement, précautionneusement. Surtout ne rien laisser s’échapper. Ce rêve lui semble soudain infiniment précieux. C’est le rêve clé de son existence, il y voit sa vie même.

Il était allongé dans son lit les yeux ouverts, le regard fixé sur le plafond. C’était bien son lit tel qu’il s’y était glissé la veille, avec sur la table de chevet le livre de nouvelles d’Italo Calvino qu’il avait lu jusque tard dans la nuit, et son épouse qui dormait à côté de lui, ses cheveux blonds épars sur l’oreiller, son souffle régulier. Sa chambre était à l’identique de celle qu’il avait laissé en s’endormant avec son papier peint couleur lilas choisi par Claire contre son avis, ses habits pliés sur une chaise et ce détail qu’il avait vérifié au réveil d’une chaussette tombée à côté du panier de linge sale. La réalité du rêve lui semblait tellement ordinaire qu’il avait pensé qu’il s’était éveillé matinalement comme cela lui arrivait de plus en plus souvent. Il avait commencé à penser à sa journée, au cours qu’il donnerait dans l’après-midi et à ces jeunes étudiants qui étaient sans doute anxieux du jugement qu’il porterait sur le devoir qu’ils lui avaient remis la semaine précédente. Il a songé avec plaisir à son sujet du jour : la vision de l’Ange comme double lumineux de l’homme dans les écrits du philosophe perse Sohavardi. Et puis la conscience de la lumière, justement, l’avait saisi. La lumière ne venait pas du dehors.

Il faisait clair comme en plein jour dans la pièce, et pourtant, il s’en assura alors, les persiennes étaient bien fermées. À la recherche d’un repère rassurant, il avait tourné le regard vers le cadran sur la table de nuit. Celui-ci indiquait 4:44, ce qui l’avait amusé. C’était le cœur de la nuit, et il avait l’impression que celle-ci était prégnante derrière les persiennes. Il avait été soudain frappé par le silence environnant, et il avait eu la certitude poignante d’être au-delà de cette pièce entouré de toute part par l’obscurité et le silence, et avec ceux-ci, par l’absence. Il n’eut pas su dire l’absence de quoi, mais il entendait dans celle-ci comme un appel qui lui revenait. Il avait appelé quelque chose sans le savoir clairement, et ce quelque chose qu’il avait appelé lui répondait par cette absence qui le reconduisait à lui-même. La lumière, la seule présence réelle, était en dedans. La chambre était éclairée de l’intérieur, de partout à la fois, comme si le soleil avait lui en transparence derrière tous les murs, dans toutes les directions. Du plafond aussi, la lumière semblait irradier, et il était certain que s’il avait regardé par terre, il aurait encore eu l’impression que la lumière venait du sol.

Il avait eu une pensée incongrue pour la définition médiévale de Dieu comme étant une sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part. C’était une évidence. Ce centre, c’était justement la lumière. Mais quelque chose s’arc-boutait en lui, résistait de toutes ses forces en disant que ce n’était pas possible : aucune lampe n’était allumée et cependant la lumière inondait la chambre en pleine nuit. C’était une lumière douce, un peu orangée et qu’il aurait pu qualifier de tendre, presque affectueuse. Il s’agissait, décida-t-il, d’un indice onirique : il était en train de rêver. Cette pensée, loin de le troubler, le soulagea d’une grande tension intérieure. Il y avait une explication qui se tenait. Mais il y avait quelque chose d’étonnant. D’habitude, quand il lui arrivait de prendre conscience de ce qu’il rêvait, il se réveillait. Il se souvenait clairement de ces épisodes de lucidité ratée, de la déception qui les accompagnait, et il ressentait une petite fébrilité : cette fois, le rêve était stable, presque tangible.

Il avait alors prêté attention à sa respiration, à ses sensations corporelles, au contact des draps sur son corps nu, à celui de l’oreiller sous sa tête et à la vague odeur de transpiration qui flottait dans l’air. Plus il concentrait son attention sur ces sensations, plus elles devenaient aigües, étonnamment précises. Il commença alors à scanner son corps en partant du sommet du crâne, comme il l’avait appris au cours de méditation Vipassana. Mais il avait bientôt constaté que plus il s’attardait sur une zone, plus cela semblait pétiller. Comme il s’interrogeait, l’idée lui vint que chacune de ces petites bulles qu’il ressentait était le cri de joie d’une cellule prenant conscience d’elle-même. Il descendit dans cette effervescence qui, à mesure qu’il l’observait, ne cessait de croître et d’envahir toutes ses sensations corporelles. Son organisme tout entier respirait, et avec chaque inspiration, il semblait se mettre à vibrer à l’unisson de la lumière tandis qu’à l’expiration, il exhalait une joie sans mélange d’être en vie.

Il s’absorba un long moment dans l’exploration de ces sensations, jusqu’à devenir la simple conscience d’un flux pétillant dont il ne savait plus où il commençait et où il se terminait, qui semblait se fondre dans la lumière ambiante, épouser l’espace vibrant. Et puis il était revenu à lui, au lit dans lequel il était couché et à la chambre, à sa conjointe qui dormait toujours. Il avait été tenté de la réveiller, de lui dire ce qui arrivait, et puis il s’était rappelé qu’il rêvait : à quoi bon réveiller quelqu’un en rêve ? Un sentiment poignant de solitude le saisit : il serait de toute façon tout seul avec lui-même dans son rêve. Tiens, c’est ce que disait Héraclite, nota-t-il, quand il expliquait que nous vivons chacun dans notre propre monde en dormant. Voilà une bonne raison de chercher à s’éveiller ! Il s’amusa un instant de voir que Claire avait changé de position et semblait sourire dans son rêve. Il l’observa un moment : où était-elle ? Que rêvait-elle ? Un rêve dans un rêve…

Un bruit l’a fait sursauté. Comme un craquement venant de la fenêtre. Il a levé les yeux. La lumière dans la pièce était devenue inquiétante, presque blafarde. Il a eu la sensation d’un mouvement sans pouvoir identifier tout d’abord clairement sa provenance. Il a ressenti une violente anxiété. C’était comme si la chambre se contractait. Les murs semblaient se rapprocher. Et puis il l’a vue. Quelque chose coulait par les interstices des persiennes. On aurait dit un liquide noir, dense et visqueux. Il a pensé à du pétrole mais non, c’était d’un autre ordre. Cela absorbait la lumière. Cela coulait sur le mur et commençait à se répandre sur le sol.  Il est resté interdit un long moment avant de réaliser que cela s’infiltrait par toutes les ouvertures dans la pièce. Une mare était en train de se former devant la porte d’entrée de la chambre, et donnait l’impression d’une plaie béante ouverte dans le sol. Une odeur affreuse de décomposition le saisit à la gorge et avec elle, il a été envahi par la nausée.

Affolé, il s’est tourné vers Claire pour la réveiller et il a laissé échapper alors un long hurlement d’horreur qui a roulé dans sa gorge sans vraiment sortir : sur l’oreiller, le sourire de son épouse avait mué en un rictus d’agonie et la chair de son visage avait jauni et verdi, laissant saillir les os par endroits. Son épaule semblait désarticulée. Comme en écho à son cri, il a eu le sentiment d’être environné par des présences glacées qui l’effleuraient. Son cœur s’est mis à battre à cent à l’heure et il a craint un moment de perdre l’esprit. Il entendait des chuchotements, mais il n’arrivait à entendre ce qu’ils lui disaient. Une certitude s’est imposée cependant : s’il ne trouvait pas le moyen de se sortir de ce guêpier, il allait mourir. Il s’est rappelé un instant qu’il rêvait mais cette idée a été balayée par une autre certitude : mourir en rêve, c’était comme mourir dans la réalité. Si son cœur lâchait, on le retrouverait mort. Il a lutté avec cette idée : il rêvait. Parviendrait-il à se réveiller avant d’être submergé par la nuit qui envahissait son rêve ?

L’angoisse était à son comble. Il avait envie de mourir. C’était la meilleure solution, la seule au fond. Il avait échoué. Il avait toujours tout échoué. Il s’abandonna un moment à ce sentiment de perte totale. Et puis il se souvint d’une autre fois où il avait été entre la vie et la mort sur un lit d’hôpital et des yeux brillants de larmes de sa petite sœur qui tenait sa main en murmurant : ne lâche pas, ne lâche pas… et quelque chose, encore une fois, se remit en route en lui, de l’ordre de l’envie de vivre. Mais comment faire ? Comment déjouer la nuit ? D’abord, ne pas lui résister. Dans l’ombre, la lumière c’est toi, se dit-il, se rappelant qu’il avait lu ça quelque part. Comme s’il avait dépassé le paroxysme de l’angoisse, trouvé l’œil du cyclone, un grand calme s’installa en lui. Il savait quoi faire. Il avait appris. Il s’assit dans le lit les jambes croisées et il ferma les yeux. C’était un démon qui était en train de le dévorer, et bien il allait s’offrir à lui…

Que veux-tu ? Demanda-t-il intérieurement. Que veux-tu ? Le silence se fit pesant, presque violent. Et puis il a su ce qu’il voulait. Ce n’était pas difficile de le savoir car le démon, finalement, c’était lui. L’illusion consistait en le croire extérieur, autre que lui, mais il avait le désir d’exister en commun avec le démon, et beaucoup plus. Comme lui, le démon souffrait, et la seule chose qui pouvait déjouer le démon, c’était la compassion, l’amour qui ne le jugeait pas dans sa nature de démon. Le démon voulait la liberté, une liberté absolue, inconcevable. Alors, il s’offrit, imaginant devenir un océan de liberté dans lequel il invita le démon à s’ébattre et à boire jusqu’à plus soif. C’était une ancienne technique tibétaine, le chöd, qu’il avait pratiqué des heures durant, mais seulement avec des démons mineurs comme son envie de fumer, son attirance pour les jeunes étudiantes aguicheuses, sa tendance à se saouler un peu trop régulièrement et ensuite à conduire trop vite, jouant avec la mort. Sa mort, celles des autres. Mais là, justement, c’était la mort qui jouait avec lui et son irrépressible désir de liberté. Alors il s’est offert sans réserve. S’il fallait mourir, il mourrait consciemment, en méditation !

Quelque chose a lâché. Une énorme pression s’est dégagée de ses épaules et il soupiré bruyamment. Il s’est senti léger. Il a ouvert les yeux. La lumière dans la chambre était douce, comme tamisée, presque intimiste. La noirceur avait disparue. À côté de lui, Claire semblait dormir. Il écouta longuement son souffle régulier. Il a eu l’impression d’être entouré alors de présences lumineuses. Il aurait parié qu’elles souriaient. Il avait essayé de mieux les voir mais il ne parvenait qu’à discerner de vagues silhouettes. L’une d’elle lui évoqua le souvenir de son grand-père qui se penchait sur lui, bienveillant. Alors il éprouva un élan de gratitude et se confondit intérieurement en remerciements. L’idée lui vint que ce n’était pas lui qui faisait une expérience, mais qu’on faisait une expérience avec lui. Cette pensée lui plut, il décida de s’abandonner à l’expérience sans se préoccuper du résultat.

Et puis un mantra lui vint à l’esprit et il commença à chanter dans son for intérieur : om gate gate paragate parasamgate bodhi svaha. Ce qui veut dire « allez, allez, allez au-delà, allez au-delà du par-delà, jusqu’à la terre de l’éveil ». Il a fermé à nouveau les yeux, s’est allongé et a chanté, chanté longuement, tout doucement pour ne pas réveiller Claire. Il ne savait pas pourquoi il éprouvait le besoin de chanter ainsi mais quand il a ouvert les yeux, toutes les présences s’étaient dissipées. La lumière était redevenue naturelle, comme si le soleil avait simplement lui dans la pièce. Il s’est tu et il a apprécié le silence environnant, qui se reflétait en lui. Il n’y avait plus rien que ce silence, un silence qui avait toujours été là sous le bruit mental.

Mû par une intuition qui lui a communiqué soudainement un sentiment d’urgence, il a à nouveau regardé le cadran. Il marquait encore 4:44. Il a sursauté. Le temps était-il arrêté ? C’est Maintenant, se dit-il en regardant fixement les chiffres. C’est toujours maintenant. L’heure juste. La bonne heure. Le moment de la percée. Les chiffres devant ses yeux commencèrent alors à se brouiller, à danser. Il se souvint que cela faisait partie des techniques éprouvées pour déclencher la lucidité onirique : fixer un texte, des chiffres, et les observer jusqu’à ce qu’ils commencent à changer. Alors, on tenait un indice onirique de première grandeur, une preuve incontournable du fait que l’on était en train de rêver. Et voilà que les chiffres lumineux semblaient tournoyer devant ses yeux dans une ronde presque hypnotique. Il s’en arracha, presque violement. Et c’est alors que le processus prit une autre tournure.

Il eut la sensation étrange, concomitante avec cet arrachement, de s’être levé d’un bond tout en restant couché, et l’instant d’après, il se tenait debout près de son lit en train d’observer son corps couché sur le dos avec les yeux clos. Vertige de la bilocation. À côté de lui, Claire grogna quelque chose d’indistinct et se retourna. Le mouvement l’aida à sortir de sa stupeur. Voilà autre chose, se dit-il : une Out of Body Experience, que c’est intéressant. Qu’allait-il faire ? L’idée lui traversa l’esprit qu’il pourrait essayer de passer au travers des murs pour aller par exemple chez la jolie voisine du dessous. Il se souvenait d’avoir compulsé des comptes-rendus d’expériences scientifiques visant à démontrer l’indépendance de la conscience de tout support matériel dans lesquelles un voyageur hors du corps était allé visiter un lieu qu’il ne connaissait pas pour en ramener des informations vérifiables par la suite. Il haussa les épaules, si tant est qu’il avait des épaules : il n’était pas un scientifique, il penchait plutôt vers la poésie et il était bien convaincu depuis longtemps de  l’indépendance de la conscience.

Il y avait mieux à faire mais quoi ? Le sourire du vieux Rimpoche avec lequel Claire et lui avaient étudié le Livre tibétain des Morts lui revint à l’esprit. Il leur avait parlé un jour du yoga du rêve enseigné dans sa tradition, et il avait alors expliqué que tous les phénomènes extraordinaires qui peuvent survenir sur le chemin de l’éveil ne doivent pas détourner de la méditation. Les tibétains connaissaient depuis longtemps le rêve lucide, et ils disaient que c’était une opportunité pour méditer, moyennant quoi l’ensemble du rêve finirait par se dissiper. Oui, mais méditer comment ? Il eut l’impression de se déplacer à la vitesse de l’éclair et se retrouva devant le grand miroir en pied près de la garde-robe. Il n’y avait personne dans le miroir. Cela ne lui causa aucune émotion. Ce qui aurait été étonnant, c’est qu’il y eut quelqu’un. Il avait alors su exactement quoi faire. Il avait une occasion unique d’explorer la question fondamentale : qui suis-je ? Si je ne suis pas mon corps, qui suis-je donc ?

Comme il l’avait fait d’innombrables fois en retraite de méditation sur le koân, il formula l’intention de s’incliner vers son reflet absent et il demanda en regardant droit où auraient dû se trouver ses yeux : dis-moi qui tu es. Il eut l’impression que le vide répondait, et qu’à mesure qu’il écoutait plus profondément la réponse qui se déployait en lui-même, un grand vent se levait et commençait à tout emporter. La réponse qui prenait forme en lui avait une apparence négative. Elle pointait tout ce qu’il n’était pas, et cela disparaissait au fur et à mesure, comme emporté par un vent de conscience. Il n’était pas ce corps, et le corps avait disparu. Il voyait le lit, et le corps n’était plus dans le lit. Il n’était pas l’époux de cette femme qui dormait dans le lit, l’homme qui vivait dans cette maison, et voilà que soudain, il n’y avait plus de femme, de lit, de chambre. Il n’était pas son histoire personnelle, le fils de ces parents et le frère de cette sœur qu’il avait eu, non plus que le jeune homme qui avait étudié dans un pays étranger et était revenu avec un diplôme en poche. Tout cela le quittait, comme si le vent emportait le sourire de sa mère, la bonhommie habituelle de son père avec le parfum de tabac à pipe qui l’environnait, la douceur de sa jeune sœur et la fierté tendre qu’il ressentait à chaque fois qu’il la voyait danser sur scène…

Tout cela partait, comme des lambeaux d’existence qui lui étaient arrachés et qui mettaient son être à nu. Le souvenir de son meilleur ami de l’époque du lycée, ses interrogation sur son identité sexuelle, les joints qu’ils avaient fumé ensemble, sa première voiture, l’accident qui avait failli lui coûter la vie, ses petits boulots de vendeurs de journaux, la première fille qui lui avait ouvert ses bras et l’avait convaincu qu’il n’aimait rien tant qu’un corps de femme désirante, son statut de professeur d’université, la souffrance de Claire quand ils avaient constaté qu’il était stérile et qu’ils n’auraient jamais d’enfant, et tant de choses qui avaient constitué son identité jusque ici. Il n’était pas limité par cette forme inscrite dans l’espace et le temps à laquelle il s’était identifié. Tout cela se dissolvait dans le vide mais le vide n’était pas vide, il était seulement complètement impersonnel. Il n’était plus concerné. Il avait la chance inouïe de mourir avant de mourir, de laisser tout partir de son vivant.

Il n’était même plus humain.

Il était au milieu des étoiles, dans l’éternité tourbillonnante de la lumière.

Il savait ce qu’il avait toujours su sans le savoir. Il n’était rien. Il s’absorba dans ce vide un temps indéfini. Et puis il sembla qu’une interrogation lui revenait, comme en miroir, et qu’elle soulevait une vaguelette dans le vide : dis-moi qui tu es.

Il lui fallait maintenant dire ce qu’il savait sans rien savoir pour honorer le pouvoir du Verbe, de la Parole juste et dès lors créatrice. Ce n’étaient pas des mots qui pouvaient rendre compte de ce qui se disait à mesure qu’ils se formaient dans son esprit :

Je suis Cela qui s’identifie sans trêve à une forme sans jamais être défini par cette forme.

Je suis Conscience immaculée qui prend conscience d’Elle-même.

Je suis le Sans-Forme qui joue à Se perdre dans toutes les formes…

Je suis l’Indemne, à jamais inconcevable, inaltérable, hors d’atteinte, impérissable.

Je suis le Soleil radiant qui se perd dans la profondeur de la Nuit, et je suis la Nuit qui le reçoit dans ses entrailles obscures. Je suis leur jeu amoureux sans cesse renouvelé et je suis leur jouissance sans fin. Je suis l’enfant qui nait à chaque fois de leur union. Je suis l’Univers qui se découvre lui-même…

Je ne suis rien. Je suis un grain de sable parmi des milliards de grains de sable. Je suis Cela qui naît, meurt et renait en chaque existence. Je suis moi.

Ces derniers mots l’avaient ramené à lui, à la dernière forme qu’il se connaissait. Il était dans le lit, assis. « Je suis moi ». Voilà donc la formule magique qui me lie à ce monde, se dit-il. Et puis il avait été fort surpris en tournant la tête : dans le lit à côté de lui, il y avait maintenant une jeune femme aux cheveux rouge qui le regardait intensément. Ses yeux verts accrochèrent les siens, et elle lui sourit, d’un sourire un peu fauve, carnassier. Il songea qu’il devait s’agir de ce que les tibétains appellent une daïkini, une sorte de démon ou de divinité féminine. Il devinait qu’elle était nue sous le drap, et au moment même où il en prit conscience, un afflux de sensations corporelles le ramena dans son corps soudain vibrant, désirant. Il se pencha lentement sur elle, et au moment où leurs lèvres allaient se toucher, il s’était réveillé.

Je suis moi. Ces mots résonnent encore en lui. Quelle rigolade ! Autant dire, je suis un rêve. Mais voilà, maintenant, je sais que je rêve, se dit-il. La mouche est toujours là, maintenant sur le bord de la soucoupe en train d’absorber un peu de sucre avec sa trompe. Il l’observe. Il n’est pas séparé de la mouche. Ce n’est qu’une autre forme. Comme elle, il est mû par le désir sans savoir d’où vient ce désir. Il songe aux lèvres de la daïkini et un petit rire le secoue : il sait pourquoi il renaîtra encore et encore. Des pensées le traversent, ce ne sont plus « ses » pensées, il n’y a plus personne pour les revendiquer comme siennes. Il y a simplement la conscience de pensées qui vont leur chemin, comme un ruisseau coule nécessairement. Il y a des actions, des pensées, mais pas d’acteur, pas de penseur. Il n’y a plus de rêve d’avenir ni de passé. Il y a des mémoires mais ce sont comme des empreintes dans le sable avant que la mer ne les recouvre. Le passé a été, le futur n’est pas encore. Mais surtout, il n’y est pour rien.

Il se souvient d’un mondo zen qui l’avait frappé quand il l’avait entendu et qu’il se répétait souvent alors qu’il ne pouvait le comprendre. Il avait là l’intuition de ce qu’il avait toujours su sans le savoir, et que maintenant il voit, ce qui est bien mieux que savoir. Le moine demande au maître de lui indiquer ce qu’est la voie. Le maître répond : la voie, c’est la perception aigüe de l’évidence des choses. Il boit une gorgée encore de café, appréciant longuement l’amertume qui se déploie dans sa bouche tout en observant le reflet du soleil sur la cuillère. Dans sa bouche, encore le désir de la fumée âcre d’un cigarillo. Tiens, c’est un autre rêve qui se soulève comme une vague dans l’océan mais ne prendra pas forme maintenant. La réalité est enfant du rêve. Voilà donc l’évidence des choses. Éclatante. Incontournable. Quelle perfection !

Il pense à la quête qu’il appelait sa vie, à toutes ces heures perdues à méditer au lieu de vivre, à tous ces livres dans lesquels il s’est perdu en croyant y trouver la vérité alors qu’il était la vérité vivante. Il réalise qu’il n’y a pas de but à la quête, qu’il n’y a jamais eu de but mais seulement la voie qui consiste en être entièrement présent à tout ce qui est sans interférer, sans implication personnelle. Le but est la voie. La voie est le but. Toute autre posture ne fait qu’entretenir la dualité, l’ignorance, l’illusion de la séparation. Il fallait aller au bout du voyage pour réaliser qu’il n’y a pas de voyage, juste un rêve de voyage. C’est un chemin qui part du présent, passe par le présent et arrive au présent, qui est aussi le cadeau inestimable. Il le savait pourtant, c’est tellement évident : sous nos yeux, toujours sous nos yeux. Plus proche de nous que notre propre carotide ! Il a tellement cherché. Maintenant, la recherche est finie car il n’y a plus de chercheur. Wittgenstein avait raison : la solution de l’énigme, c’est qu’il n’y a pas d’énigme. C’est l’histoire d’un poisson qui avait soif et cherchait l’océan dans lequel il vivait…

La mouche s’envole. Il se lève et s’en va donner son cours.

[1] Vous trouverez ici une remarquable synthèse sur l’imagination active : http://cavacs-france.tumblr.com/post/160474206651/de-la-fonction-transcendante-%C3%A0-limagination

5 commentaires:

  1. Il lui reste bien des choses à voir et à comprendre à ce poisson, il a simplement vu la mer dans laquelle il était déja, rendez-vous compte de son ignorance, on ne pouvait pas être plus aveugle que lui en fait.
    Mais à bien y réfléchir que connait-il de la mer , jusqu'ou a t-il voyagé ? et le monde des hommes que sait - il de lui ? et l'espace ? pourra t -il seulement sortir de l'eau ? l'univers est si vaste , des univers imbriqués les uns dans les autres l'attendent peut être , comment y aller ?
    L'aventure en réalité ne fait que commencer...rien n'a encore été atteint.

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  2. Si toutes les formes d'exploration de l'inconscient t'intéresse il va falloir penser à la maria ou a l'ayahuasca...;)_

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