dimanche 24 novembre 2013

Laissons les enfants jouer…

Photo Danielle Bouchard, tous droits réservés
J’ai entendu l’autre soir un rêve sublime. Le rêveur est un homme dans la soixantaine qui, le lendemain même du rêve, vient d’entrer en préretraite, et exprime le sentiment persistant d’un potentiel inemployé dans sa vie. Il est préoccupé par la justice sociale, une valeur centrale dans son existence qu’il incarne par son militantisme dans différentes organisations. Il mentionne que la veille du rêve, il animait une réunion d’information sur la situation des camps palestiniens, et que la question israélo-palestinienne lui est très sensible, presque douloureuse – une plaie ouverte dans son désir de justice.

Dans une pièce, il y a un drap bleu à demi-plié, sa fille Marie-Noëlle et un enfant nouveau-né de parent inconnu…

À un checkpoint israélien, un soldat lourdement armé regarde une femme palestinienne avancer lentement vers lui. Elle a les cheveux libres dans le vent, ne porte rien dans ses mains, et cependant le soldat se raidit. Elle s’arrête et l’observe tandis qu’il tripote nerveusement son arme. Quand il se détend un peu, elle avance à nouveau pour s’arrêter encore dès qu’il devient nerveux. Derrière le rêveur, il y a d’autres soldats goguenards qui observent avec lui la scène. À force de ce petit jeu, la femme se retrouve tout proche du soldat. Elle se penche alors et défait un nœud de son paquetage, puis lui dit : « Tu vois, ce n’était pas si compliqué… ».

Deux enfants jouent. L’un est juif, l’autre palestinien. Ils rentrent à la maison après le jeu et, de part et d’autre, les parents s’interrogent sur la nécessité de parler aux enfants de la guerre qui les opposent au peuple de son ami, mais ils laissent faire. La scène se reproduit à plusieurs reprises jusqu’à ce que le rêveur voie la couverture d’un livre dont le titre lui apparait comme :

Oui mais… laissons les enfants jouer…

Le rêve a déclenché une émotion palpable dans le cercle où il vient d’être raconté. Le rêveur explique comment lui-même pleurait en revenant à la conscience à la fin du rêve, en observant ces enfants jouer. Des larmes me sont venues aux yeux au même moment dans le récit, avec cette pensée : mais c’est un rêve miraculeux, un rêve qui parle d’un miracle possible et même, semble-t-il affirmer, inévitable. Le cercle convient que c’est un rêve à portée collective : il apporte une réponse inédite aux interrogations que porte le rêveur et qui sont partagées par beaucoup. La nouvelle perspective qui pointe dans le rêve est symbolisée par cet enfant nouveau-né dont on ne sait où sont les parents, qui va réclamer qu’on s’occupe de lui, mais qui représente l’apparition miraculeuse de l’Enfant Divin, du jamais-vu et jamais-entendu, du créateur de l’instant dans sa nouveauté toujours renouvelée, imprévisible.

Il n’est pas étonnant que les rêves se mêlent de politique internationale dès lors que ces questions revêtent une dimension de sens pour le rêveur, et la merveille du rêve est de lui proposer une solution créatrice à la fois surprenante et cependant « tombant sous le sens », allant de soi si nous prenons le temps d’y penser. D’une part, le rêve suggère qu’une approche entièrement non-violente et particulièrement attentive aux peurs de part et d’autres pourrait permettre de dénouer le nœud – ce n’est pas si compliqué, ironise-t-il. Le rêveur indique que les soldats en arrière de lui observant la scène lui semblent représenter une forme de pression sociale sans laquelle le jeune soldat serait peut-être plus avenant. Dans la dernière partie, cette pression sociale est symbolisée par les parents. D’autre part, le rêve montre qu’en laissant faire le temps, la nature qui fait jouer les enfants ensemble reprendra ses droits. Les jeux des enfants, par lequel se manifeste la douceur inexorable du Tao, l’emporteront sur la politique. C’est le consensus qui s’est rapidement dégagé dans le cercle de rêves avec beaucoup d’émotion : quel beau message, pour le moins apaisant.

Nous nous intéressons ensuite aux aspects personnels du rêve : cette couverture de livre peut sembler une invite à en écrire le contenu, à porter le message du rêve dans les organisations et les forums où le rêveur intervient. À l’époque romaine, il aurait pu être considéré comme un héraut des dieux délivrant un avis sur la solution à apporter au problème moyen-oriental et son rêve être pris en considération par le Sénat. À tout le moins, il semble lui proposer une direction dans laquelle pourrait aller son énergie inemployée à l’aube de la préretraite. Mais bien sûr, cela soulève des peurs et nous entrons dans la symbolique personnelle de la peur représentée par le soldat israélien, et de la sensibilité attentive de l’anima [*] avec laquelle le nœud peut être dénoué. Et ce sera en laissant les projets jouer ensemble, sans mêler à cette dynamique des conflits inutiles, qu’émergera doucement une solution à ses propres conflits les plus difficiles. La présence du nouveau-né signe pour le rêveur le commencement d’une nouvelle vie.

Il reste à éclaircir la présence de sa fille, dont le nom évoque tant le féminin sacré, avec la redondance du bleu du drap, couleur virginale par excellence, que la naissance de l’Enfant Divin. Cette fille, dit le rêveur, lui ressemble particulièrement dans sa façon de penser, mais se montre volontiers critique envers ses engagements, interrogeant ses prises de risque. Elle pourrait lui refléter ici ses propres doutes, avec qui il est donc en relation en présence de l’enfant, du nouveau qui se manifeste ensuite. Le triangle peut indiquer symboliquement une dynamique, un mouvement, et la recommandation initiale du rêve serait de simplement aller avec ses doutes et ce qui se présentera de nouveau dans son existence. Nous avons clos la séance du cercle avec le sentiment d’une présence numineuse au contact de laquelle chacun se trouvait rafraichi, apaisé, renouvelé.

[*] Anima : le féminin intérieur du rêveur.

13 commentaires:

  1. Un rêve très intéressant. L’aspect d’enseignement personnel adressé à l’individu qui a rêvé me semble ici primordial, bien avant le possible aspect de portée plus collective. (?)
    J’espère ne pas faire trop long pour tenter de m’en expliquer ci-dessous... en deux parties tout de même :

    L’enfant nouveau-né "de parents inconnus" représente sans doute l’apparition d’une nouvelle croissance intérieure " impersonnelle", une croissance que l’ego ne peut revendiquer comme sienne. Il est l’enfant du Soi et la croissance vivante d’une conscience qui contribuera, si tout se passe bien, à la réalisation du Soi dans/à travers l’être incarné qu’est le rêveur.

    Le rêveur est un militant actif, or "miles, militis", en latin, c’est le soldat. Le soldat israélien qui garde le point de passage et de contrôle représente donc sans doute une part de la troupe militante présente et active au sein de la personnalité du rêveur. Cette part masculine surarmée qui filtre les échanges avec l’ennemi commence à se laisser fléchir par ce que cet "ennemi", le féminin en lui, lui propose de changer : dénouer le gros paquetage du militant modèle, commencer à se défaire peut-être des idées et des idéaux trop "noués", pas assez libres, pas assez souplement inspirés par l’Esprit qui souffle à son gré, car on note que la femme "ennemie" donne l’exemple, ses cheveux sont « libres dans le vent », le mouvement de ses idées (ce qui sort de la tête comme les cheveux) est librement inspiré par l’Esprit qui souffle où il veut, quand il veut et comme il veut. Le reste de la troupe militante qui, goguenarde, observe la scène avec le rêveur, peut suggérer que le soldat du point de contrôle est aux avant-postes de l’individuation chez le rêveur. Il est celui qui ne s’en tient pas au point de vue peu individué du gros de la troupe, point de vue qui pourrait peut-être s’exprimer à peu près ainsi : "s’il faut maintenant prendre l’avis des femmes, où allons-nous... ?!!"

    La guerre, les camps de misère et d’exclusion qu’évoque le rêve seraient avant tout les oppositions et les coupures entre différentes parts de la psyché chez le rêveur. Entre son masculin et son féminin, par exemple. La non réunification et non paix en lui-même de ces parts opposées.
    « Cette fille, dit le rêveur, lui ressemble particulièrement dans sa façon de penser, mais se montre volontiers critique envers ses engagements, interrogeant ses prises de risque. »
    Sa fille est, comme lui, consciente de toutes les situations qui demandent soin, remède et transformation, mais elle n’est sans doute pas ligotée par des idées ou des idéaux qui manquent de souplesse dans leur mise en œuvre, cette mise en œuvre étant parfois ou souvent trop rigide, trop carrée chez son père. (?) Elle souhaiterait libérer son père d’un arsenal encombrant et d’un trop pesant bagage militant qui lui complique la vie et l’empêche d’en goûter suffisamment l’aspect de simplicité et d’innocence "enfantine". (commentaire 1/2 )

    Amezeg

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  2. « Deux enfants jouent. L’un est juif, l’autre palestinien. Ils rentrent à la maison après le jeu et, de part et d’autre, les parents s’interrogent sur la nécessité de parler aux enfants de la guerre qui les opposent au peuple de son ami, mais ils laissent faire. »
    Au niveau du moi il y a séparation et opposition, mais au niveau du Soi, qui embrasse tout, les opposés sont réunis au sein de la Totalité ; et l’enfant nouveau-né sans parents connus, l’enfant du Soi, est la naissance de cette conscience qui réunit les opposés dans un LIBRE JEU de contrastes et de contraires qui n’est pas une opposition irréductible.

    « La scène se reproduit à plusieurs reprises jusqu’à ce que le rêveur voie la couverture d’un livre dont le titre lui apparait comme : Oui mais… laissons les enfants jouer… »
    Le livre recèle et propose l’enseignement à retenir, la leçon du rêve, en somme. Elle est résumée dans le titre du livre.
    Le rêveur vit les choses comme si l’avenir des conflits et des injustices dans le monde était entre ses mains de militant, en revanche "sa fille", qui craint les engagements de son père, « n’a rien dans les mains » dit le rêve.

    « Le rêveur explique comment lui-même pleurait en revenant à la conscience à la fin du rêve, en observant ces enfants jouer. »
    Pleurer c’est LAISSER couler, de même qu’il faut LAISSER jouer les enfants, lâcher prise, accepter que les choses échappent à nos désirs impatients ou exacerbés de les voir changer. Si nous sommes trop tendus vers la transformation du monde, cette tension nouée au fond de nous s’ajoute à la tension du monde, elle est du même ordre : celui de la crispation, celui du "noué". Lorsque vient la décrispation, lorsque cela se dénoue, lorsque le féminin de l’être peut s’exprimer en nous, les enfants jouent librement et les larmes coulent librement. Le flux de la Vie, adhésion et amour de ce qui est, n’est plus entravé par une crispation, militante ou autre.

    Je me demande si le drap bleu ne pourrait pas suggérer au rêveur que les rêves peuvent beaucoup l’aider à prendre soin de l’enfant nouveau-né, parce qu’un drap fait penser au lit où l’on dort, où l’on rêve, et la couleur bleue aux eaux intérieures, (et) au féminin de l’être dont ce rêve rappelle au rêveur toute la valeur. (?)
    (commentaire 2/2)

    Amezeg

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    1. Merci pour ces commentaires éclairants, Amezeg. Je suis d'accord que nous avons sans doute projeté une dimension collective sur ce rêve dans le cercle là où nous aurions pu d'abord nous attacher à rechercher le sens personnel pour le rêveur. Sans que ces niveaux soient d'ailleurs contradictoires. Votre apport donne en tous cas à l'interprétation une profondeur psychologique qui l'enrichit grandement, et je vous en suis très reconnaissant. Je vais inviter bien sur le rêveur à en prendre connaissance...

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    2. J'ai transmis votre commentaire au rêveur et il m'a dit l'avoir trouvé très intéressant et stimulant. En le lisant, les larmes sont remontées, selon ses mots aussi intactes qu'abondantes. Mon remerciement n'est pas simple amabilité, Amezeg, car j'apprécie que vous ayez amené un autre angle d'approche de ce rêve.

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    3. Je m'embrouille un peu (beaucoup) dans les emplacements des différents commentaires... Désolé pour cette confusion jetée !

      Amezeg

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  3. Merci, Jean, pour cette aimable appréciation de mes commentaires.
    Nous aurons peut-être l’occasion de reparler de l’individuel et du collectif, du groupe et des prises de conscience.

    Amezeg

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    1. Bonjour Amezeg !
      Ravie de te retrouver ici, "chevalier des rêves" !

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  4. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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    1. Merci pour ce commentaire. Les rêves s'enrichissent de ce libre jeu des impressions et des associations...

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    2. Bonjour Jean,

      Merci beaucoup de me faire part de la réaction du rêveur à mon commentaire de son rêve. Je lui souhaite le meilleur pour la suite et le salue bien amicalement.
      Je n’avais pas pris ton remerciement pour une simple amabilité de surface. Ton appréciation positive et constructive était, "à mes oreilles", aimable, appréciable, honnête et sympathique. C’est en ce sens que je disais aimable.

      Avec ma cordiale sympathie,
      Amezeg

      P.S.- Le tutoiement, de ta part, me conviendrait tout à fait.

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  5. Cet adoubement inattendu désarçonne un tantinet ma roture d’antique extraction, ô gente Dame Licorne... mais je ne saurais pour cela m’engager à rompre une lance avec vous... :-)

    Amezeg

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  6. Bonjour Jean,

    Merci beaucoup de me faire part de la réaction du rêveur à mon commentaire de son rêve. Je lui souhaite le meilleur pour la suite et le salue bien amicalement.
    Je n’avais pas pris ton remerciement pour une simple amabilité de surface. Ton appréciation positive et constructive était, "à mes oreilles", aimable, appréciable, honnête et sympathique. C’est en ce sens que je disais aimable.

    Avec ma cordiale sympathie,
    Amezeg

    P.S.- Le tutoiement, de ta part, me conviendrait tout à fait.

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    1. Avec plaisir, Amezeg ! Ce blogue se veut un espace de partage et d'échange, et j'apprécie donc grandement de te rencontrer ainsi. La confusion (des messages :) y est aussi bienvenue car elle reflète quelque chose du chaos de la vie, n'est-ce pas ? Au plaisir donc de poursuivre ces échanges, bien cordialement.

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